samedi 21 août 2010

La théorie du complot...

Explications par la psychologie sociale
« Une théorie du complot peut se définir minimalement comme un récit explicatif permettant à ceux qui y croient de donner un sens à tout ce qui arrive, en particulier à ce qui n'a été ni voulu ni prévu. »
— Pierre-André Taguieff
« Lorsque l'imaginaire collectif s'affronte à l'ambitieuse opération de concevoir un système économique de dimension planétaire, le vieux motif de la conspiration connaît un souffle nouveau en tant que structure narrative apte à synthétiser les éléments fondamentaux : l'existence d'un réseau potentiellement infini en même temps qu'une explication plausible à sa partie invisible. »24
— Fredric Jameson
« La croyance centrale de chaque crétin est qu'il est victime d'un mystérieux complot contre ses droits communs… Il attribue tous ses échecs dans le monde, toute son incapacité congénitale et sa stupidité, aux machinations de loups-garous réunis à Wall Street ou à quelque autre infamie. »25
— H. L. Mencken
L'explication par la psychologie sociale repose notamment sur les travaux de la professeur de théorie politique Hannah Arendt26, qui relie le conspirationnisme à un « besoin de cohérence », de l'historien américain Richard Hofstadter27, qui évoque « un style paranoïde » de la politique, les travaux du politologue français Raoul Girardet19 ou ceux des psychologues Carl F. Graumann et Serge Moscovici28, qui parlent de « mentalité du complot ». D'après leurs travaux, la qualité persuasive des théories du complot repose sur les éléments suivants, qui ont en commun de compenser un sentiment d'impuissance :
Les théories du complot fournissent une logique unificatrice à des éléments apparemment disparates et non liés entre eux, ce qui est intellectuellement satisfaisant. Hannah Arendt écrit que les théories du complot répondent à un besoin des foules, qui « ne font confiance ni à leurs yeux ni à leurs oreilles, mais à leur seule imagination, qui se laissent séduire par tout ce qui est à la fois universel et cohérent en soi-même »29. Elle souligne que cette « fuite des masses devant la réalité est une condamnation du monde dans lequel elles sont contraintes de vivre et ne peuvent subsister, puisque la contingence en est devenue la loi suprême et que les être humains ont besoin de transformer constamment les conditions chaotiques et accidentelles en un schéma d'une relative cohérence »30. De même, l’historien Jean-Philippe Schreiber et la linguiste Emmanuelle Danblon (Université libre de Bruxelles) estiment que la théorie du complot « permet à l’individu de donner du sens à ce qui l’entoure, ce qui semblerait être une condition essentielle à son inscription dans le monde »31. La théorie du complot répondrait, dans cette perspective, aux besoins de compréhension des sociétés en crise en identifiant une causalité simple et unique à tous les bouleversements que l'individu ou les masses peuvent subir. Comme le souligne l'historien Raoul Girardet19, cette utilité sociale en fait une variété du mythe. Le conspirationnisme établit une grille interprétative simple, fondée à la fois sur des préjugés et une certaine forme de bon sens populaire, et dans laquelle s'insère nombre d'événements du temps présent (en particulier les plus déroutants et angoissants). En ramenant tout à une causalité unique et toute-puissante, il révèle généralement un monde manichéen, avec un Bien et un Mal nettement définis et un destin intelligible.
Les théories du complot donnent accès à une vérité cachée, ce qui est valorisant pour celui qui reçoit le message. Le philosophe français Robert Redeker évoque dans Le Monde du 30 mars 2008 les « avantages narcissiques de la croyance en cette théorie : son adepte s’épanouit dans le sentiment de détenir un secret d’une extrême importance. Il jouit d’en savoir plus que les plus grands savants ! »32. Sur son site Web dédié à l'inexpliqué et aux subcultures qui gravitent autour, Jérôme Beau explique qu'une personne adhérant aux théories du complot « se positionne implicitement comme plus intelligente que celles qui se font avoir » ; face à son entourage, elle peut se sentir « supérieure » et potentiellement apte à sauver « ceux qui sont considérés « non informés », « naïfs » ou incapables de reconnaître les conspirations en question. »33
Les théories du complots identifient des coupables en tendant à interpréter toute événement ou conséquence d'un événement comme ayant été voulus ; cette interprétation découle d'une généralisation de l’« imputabilité » du mal, d'une attribution de tout événement malheureux à une volonté. A la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, de nombreuses personnes issues de catégories sociales marginales étaient accusées d'être responsables des événements mettant la vie sociale en danger : maladies, catastrophes naturelles détruisant les récoltes, etc. Cela donnait lieu à des chasses aux sorcières, au cours desquelles on les accusait d'avoir provoqué le malheur de la communauté à l'aide de démons ou de maléfices. Aujourd'hui encore, lors d'évènements dramatiques, la tendance des médias, du public ou de la justice à chercher les coupables plus que les solutions peut influencer le citoyen, en le conditionnant à percevoir tout événement négatif selon ce mode “imputabiliste”34. C'est le sens implicite de la question « À qui cela profite-t-il ? », soulevée lors d'événements bouleversants. Une imputation systématique du mal peut donner lieu à un phénomène de victime expiatoire, où le malheur est conçu comme ne pouvant être réparé que par l'élimination de ceux qui l'ont souhaité, et où une catégorie d'individus, même innocents, peut être identifiée comme celle de responsables à châtier. De nos jours, les moyens d'action qu'on imagine être ceux des fauteurs de catastrophes ne sont plus des rites ou des recettes magiques, mais des moyens techniques et en particulier militaires. Le concept du complot est capable de s'adapter aux groupes les plus divers (par exemple : le Juif devenant tour à tour le capitaliste ou le communiste). Les théories du complot les plus puissantes auraient ainsi la capacité de perdurer dans le temps tout en se renouvelant, voire en se combinant : les « vieilles » théories du complot, comme celles du complot juif ou communiste, auraient ainsi été combinées ente elles lors de la Révolution russe pour donner naissance au complot « judéo-bolchévique ».
Les théories du complot peuvent expliquer d'éventuels échecs personnels. C’est, par exemple, l’explication classique donnée à l'antisémitisme d'Adolf Hitler dans le contexte de son parcours personnel. Le critique social H. L. Mencken, penseur individualiste et élitiste, voyait le conspirationnisme comme un symptôme de stupidité et une façon (qu'il dépréciait) d'éviter de se prendre en main et d'assumer ses failles. Le psychologue Julian Rotter distingue à ce titre deux profils psychologiques : les personnes croyant que leur sort est hors de leur influence, et celles croyant que les évènements dépendent surtout d'elles-mêmes. Les premières ont un locus de contrôle dit « externe » : hasard, chance, fatalité, ou autre tout-puissant (dieu, société, autorités…), alors que les secondes ont un locus « interne ». Rotter relève qu'un locus de contrôle externe est en corrélation avec certains facteurs sociologiques, comme une catégorie socio-professionnelle défavorisée, un niveau d'éducation peu élevé, et/ou une culture communautaire (par opposition aux cultures individualistes, qui encouragent la responsabilité)35. Toutefois, le sociologue Cyril Lemieux estime que des théories du complot envers l'etablishment peuvent aussi émaner de citoyens diplômés ; il place l'origine du conspirationnisme dans un désir frustré de notoriété intellectuelle : « […] en raison de la massification de l'enseignement supérieur, notre société produit beaucoup de diplômés qui se sentent légitimement autorisés à penser qu'ils ont au moins autant de talent que les journalistes, les intellectuels, les artistes et les politiques les plus en vue médiatiquement, alors même qu'ils sont contraints, eux, [...] à l'invisibilité. Internet est un média qui leur permet de donner un début de visibilité publique à leurs productions et à leurs talents. Mais c'est aussi un média qui leur permet d'exprimer leurs sentiments d'injustice [...]. Le conspirationnisme, si en vogue sur Internet, n'est peut-être qu'une expression extrême de cette dénonciation [...]. »36
Les théories du complot donnent l'espoir de pouvoir changer les choses. Les psychologues humanistes font valoir que, pour les théoriciens de la conspiration, même si le complot est angoissant, il est consolant de croire que ces bouleversements seraient dus à une volonté plutôt qu'à des facteurs échappant à toute volonté. C'est un dispositif rassurant de croire que des accidents n'arrivent pas au hasard mais seraient ordonnés par l'homme : rendant de tels événements compréhensibles et potentiellement contrôlables, il y a l'espoir, même faible, de pouvoir briser cette conspiration (ou d'y adhérer pour faire partie du pouvoir)37. Toutefois, cet espoir ne prend pas nécessairement la forme d'actions : le journaliste Alexander Cockburn souligne qu'en dépit des effets positifs, la théorie du complot relève « de l’infantilisme politique » et « imaginer qu’elle puisse déboucher sur une énergie progressiste revient à croire qu’un illuminé qui s’époumone au coin d’une rue révélera forcément des talents de grand orateur »38.
Explications sociologiques :
« Les générations de l’après-guerre dans les sociétés occidentales sont plus portées que les précédentes à se méfier de leurs gouvernants. La société postmoderne, parce qu’elle n’offre plus un système stable de catégorisation du réel, ne peut que favoriser les idées négatrices et conspirationnistes. »39
— Jean-Bruno Renard
« Les grandes mythologies élaborées en Occident depuis l'aube du XIXe siècle ne sont pas simplement des efforts pour combler le vide laissé par la décomposition de la théologie [...]. Elles sont elles-mêmes une sorte de « théologie de substitution ». »40
— George Steiner
Les explications sociologiques mettent prioritairement en avant les évolutions de la société pour expliquer l'apparition des théories du complot. Plusieurs interprétations existent :
Pour un premier courant, c'est l'« excès d'institution » qui provoque le développement des théories du complot. Timothy Melley (Université de Miami), spécialiste de la culture populaire, parle d'une « agency panic »41 : il voit dans le conspirationnisme l'expression d'une crise de l'individu et de son autonomie, ainsi que son angoisse face au pouvoir croissant, technocratique et bureaucratique, des administrations. Il considère en outre la théorie du complot comme un élément essentiel de la culture populaire américaine de l'après-194542 43.
Pour un autre courant, les théories du complot naissent, à l'inverse, de la « disparition des institutions structurantes ». Le juriste américain Mark Fenster44 (Université de Floride) explique que le développement des théories du complot est le fruit du déclin de la société civile traditionnelle (l'encadrement par les corps intermédiaires classiques, les syndicats, les mouvements politiques) qui laisse désemparés les groupes les plus fragiles, notamment les personnes défavorisées dont les afro-américains. Les théories du complot, qui reflètent les insuffisances des institutions et la demande de plus de transparence de la part des citoyens, font partie intégrante du système politique démocratique et ne sont pas des phénomènes marginaux45. Pour Pierre-André Taguieff46, les théories du complot, très médiatisées sur Internet, dans certains jeux (comme Illuminati, Deus Ex, Half-Life, Metal Gear) ou films (comme Ennemi d'État, X-Files, Prison Break), répondaient à un besoin de « réenchantement du monde », selon l'expression de Peter Berger : elles participeraient d'une reconfiguration des croyances et d'une sublimation du religieux sous une forme sécularisée. Insistant sur la déstructuration culturelle plutôt que politique ou religieuse, le sociologue français Jean-Bruno Renard (université Montpellier III) voit le terreau de développement des théories du complot dans la postmodernité : relativisme cognitif (Raymond Boudon), fragmentation en néotribus et en sous-cultures (Michel Maffesoli), dévalorisation des « canaux officiels de communication » (politiciens, médias), confusion accrue entre l'image et le réel39.
La théorie du complot serait donc un palliatif face à l'annihilation de l'individu par des institutions trop présentes, ou à l'inverse face au vide provoqué par la vacance des institutions. Dans les deux cas, elle est une réaction à la perte du sens ordinairement assuré par un ordre social bien régulé.

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